[article] Titre : | Devenirs numériques de lédition | Auteurs : | Lucile Haute, Auteur ; Renée Bourassa, Auteur ; Gilles Rouffineau, Auteur | Année de publication : | 2018 | Page(s) de l'article : | pages 27 à 33, 8p. | Langues : | Français (fre) | Sujets : | Art -- Édition Edition électronique Graphisme Impression numérique
| Résumé : | Ce numéro de Sciences du design consacré aux éditions numériques entend aborder quelques-uns des devenirs de lédition et en analyser les mutations consécutives. Celles-ci sont dordres épistémologique, conceptuel, technique ou esthétique. Certaines caractéristiques émergent aujourdhui pour les éditions en contexte numérique, notamment la circulation rapide et souvent fragmentée jusquà la perte du contexte de compréhension (Bachimont, 2017) et lhybridation des supports ou des processus éditoriaux. La destination des textes (savants, littéraires et fictionnels) est mise en question, ainsi que leur ambition à durer ou à seffacer dans lactualité pour ressurgir parfois hors contexte (Fitzpatrick, 2011), leur combinaison avec dautres médias (sons, images et graphiques), leur présence dynamique ou réactive lorsquils sont donnés à lire, ou encore la variété de leurs supports daffichage (quils soient publics, domestiques ou nomades). À partir danalyses de cas, les textes réunis ci-après se proposent notamment dinterroger et de mettre en perspective différents aspects tels que les transformations des méthodes de design dans le champ éditorial et le rôle quy tient une redéfinition des formats. Les modalités de mise en forme propres au design graphique sont enrichies par les nouveaux procédés sémantiques et soulèvent limportance de la prise en compte des matérialités pour lédition numérique. Les nouveaux modes daccès à la connaissance ou de légitimation et de circulation dans lespace public ainsi que le rôle des communautés (savantes) dans le façonnage des savoirs seront abordés ainsi que le devenir du livre dans ses nouvelles affordances (Gibson, 1977), en particulier lorsque designers et artistes sen emparent pour les déjouer.
Passé le constat de lomniprésence des outils numériques dans la chaîne éditoriale et du bouleversement quils induisent, il sagit détudier les éditions numériques contemporaines en relation avec leur rôle dans la production et la transmission de connaissances (Masure, de Mourat, Sauret) ainsi que leurs aspects expérimentaux, tant pour la configuration de nouvelles plateformes empruntant aux procédés logiciels (Fauchier et Parisot) que pour la création de nouvelles figures du livre, cet artéfact éditorial de première importance (Jamet-Pinkiewitz). Ces aspects seront considérés tant sur le plan des transformations dans la chaîne éditoriale que sur celui du remodelage des artéfacts de connaissance ou encore celui des expériences décritures multimodales et de lecture inédites quils induisent. De façon transversale, il sagit détudier comment les outils numériques ont modifié les configurations et les usages de lédition. Quelles sont les incidences de ces transformations pour lédition savante ? Comment le livre est-il transformé par les nouvelles écritures qui le façonnent et comment les expériences sensibles de lecture sont-elles modifiées ? Comment le livre relié reste-t-il (Jamet-Pinkiewitz) ou bien cesse-t-il (Sauret) dêtre le modèle de référence pour arrêter une forme éditoriale ? Ces dimensions systémiques et environnementales croisent les choix éditoriaux, graphiques (Masure) et techniques (Fauchier et Parisot, de Mourat) intrinsèques à tout objet éditorial, quel quen soit le support.
La diversité de ces enjeux et approches nécessite, pour lanalyse, de convoquer un appareillage critique et méthodologique pluriel, issu des humanités numériques et dont les textes à suivre rendent compte. En reconfigurant un champ pour le design auquel se greffe la conception multimodale des écritures numériques, le design dédition fait donc appel tant au design de connaissance (Schnapp, 2013) quau design dinformation, au design dexpérience et au design graphique. Il remodèle les contours de lespace éditorial pour en façonner les objets. Le rôle du designer lui-même est aujourdhui largement distribué. Ainsi, plusieurs textes du dossier constatent et étudient les différences entre un rôle traditionnel du designer pour lédition imprimée et celui, multiple et mutant, quil embrasse dans lédition numérique. Son champ daction déborde largement la mise en forme graphique et aborde des enjeux techniques, ce jusquau développement de ses outils de création ou de collaboration (Masure, de Mourat, Fauchier et Parisot). Que devient le métier de designer quand il nest plus intégralement ni compositeur-typographe, ni graphiste mais quil nadopte pas non plus complètement celui dingénieur ni de développeur ? Létude des déplacements du champ du design passe par celle des pratiques permettant dorganiser, de structurer et de formater des contenus, tout en étant sensible voire en résistance aux affordances des dispositifs et outils numériques, et attentifs à leurs aspects esthétiques ou ergonomiques.
Envisager les éditions numériques à travers le prisme du design amène à penser les mutations profondes des nouvelles méthodes de production, de légitimation et de diffusion des connaissances. Induites par le remodelage de lenvironnement sociotechnique, ces mutations interviennent tant sur le plan des pratiques que sur le plan culturel. Au-delà de la configuration ou de la visualisation des contenus, qui relèvent du design de connaissance ou dinformation, comment aborder et comprendre les processus déditorialisation à partir des pratiques et des savoirs daction, tels quils se profilent dans lenvironnement numérique actuel ? Apparenté étymologiquement aux pratiques de la presse écrite et héritant théoriquement de la notion d « énonciation éditoriale » (Souchier, 1998), le néologisme « éditorialisation » vient qualifier les opérations de sélection, dorganisation et de structuration de contenus dans lenvironnement numérique, en induisant les écritures hypermédiatiques. Outre le sens produit, ce sont les conditions mêmes de production de sens que ce terme se propose daborder. Marcello Vitali-Rosati conceptualise léditorialisation en tant que « lensemble des dynamiques qui produisent et structurent lespace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier » (Vitali-Rosati, 2016). Cette acception permet de saisir la culture numérique et les processus dédition intervenant sous légide des méthodes de design. Cet aspect sera particulièrement développé à travers lanalyse de projets dédition savante à resituer dans la perspective technico-historique de ses formats.
Lenjeu de la publication savante est celui de la production, de la validation et de la transmission de connaissance. Dans ce contexte, les pratiques éditoriales numériques ne se cantonnent plus à la diffusion dartéfacts envisagés comme des objets fixes mais dessinent des flux dynamiques où sactivent des communautés savantes. Les plateformes et portails de distributions, publics et privés, voire contrevenants aux droits dauteur, interviennent sur les modalités de circulation de ces publications. Les formats de données prennent une importance particulière pour lédition numérique. Ils ouvrent un champ de possibilités esthétiques et sémiotiques en organisant à la fois les actes décriture, de lecture et de manipulation des savoirs, mais ils en conditionnent également les limites. Ils permettent dintroduire une approche sémantique dans lédition des ouvrages, qui en renouvelle les méthodes. De ce fait, ils deviennent performatifs, cest-à-dire quils agissent sur les acteurs humains et non humains formant les communautés de savoir. La contribution de Robin de Mourat se penche sur cette action performative des formats dans les pratiques dédition scientifique (TeX, XML/TEI et Markdown), induisant dautres modes de recherche, de formation et de collaboration au sein des communautés savantes.
Les objets éditoriaux étudiés ici soulèvent non seulement des questions indissociables denjeux professionnels cristallisés dans leurs aspects techniques et leurs écosystèmes de production, de distribution et de lecture : obsolescence technologique, verrous et langages propriétaires, formats (propriétaires ou libres, interopérables ou dédiés, etc.), mais aussi des processus et de lorganisation de la chaîne du livre, des pratiques collaboratives dannotation ou de travail partagé. En prenant dabord appui sur les méthodes issues du développement logiciel, Thomas Parisot et Antoine Fauchier examinent avec précision de nouveaux processus déditorialisation destinés à la publication des livres qui transforment les chaînes éditoriales. Lintégration progressive des approches étudiées conduit à lémergence de nouvelles pratiques de design centré utilisateur, où la distance entre les processus de production du contenu et ses usages se trouve réduite. Au moyen dune expérimentation éditoriale quils ont eux-mêmes menée en tant que designers autour de la conception dun ouvrage technique, cette démarche impliquant de nouveaux outils et formats dédition interroge la modularité des étapes du processus éditorial pour en repenser les contours en contexte numérique. Sont examinés notamment les systèmes de gestion de contenu au sein des plateformes documentaires.
Du design graphique aux aspects techniques, conceptuels et plastiques, les devenirs numériques des éditions mobilisent des reconfigurations qui sinscrivent dans une histoire. Celle des formats de lécrit savant remonte aux 12e et 13e siècles. La lectio, la question et la disputatio sont les trois piliers de lenseignement universitaire au 13e siècle qui sont les racines de trois genres scientifiques : le commentaire (glose), la question (écrit argumentatif qui hérite de la dialectique et de la logique de la démonstration) et la dispute. Ce dernier format désigne la « réécriture par un maître des arguments avancés au cours dun échange collectif » (Beaudry, 2011). Déjà se posait la question de conserver léchange, le savoir en train de se constituer. Aujourdhui, les possibilités offertes par les outils numériques renouvellent cette question. Comment associer les modes de la conversation telle quelle se pratique dans lespace du Web avec lespace documentaire savant ? Comment construire de nouveaux modèles pour les communautés interprétatives dans la constitution des savoirs ? Nicolas Sauret analyse le projet de design dun format éditorial expérimental visant à intégrer les modalités de la conversation avec le régime documentaire, conduisant à la production des connaissances en contexte savant. Son propos gravite autour dun cas exemplaire, celui de de la revue Sens public, portée par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques. Ce contexte est le lieu dune réflexion fondamentale sur les processus déditorialisation. Le modèle spéculatif proposé vise à intégrer le mode conversationnel que lon retrouve hors des institutions scientifiques dans un espace de savoir académique, afin de produire les espaces communs de production de connaissances à travers des formes dinterprétation collective.
Pour Anthony Masure, la forme des publications de recherche en contexte numérique et sa relation aux aspects graphiques demeurent impensées. Afin de théoriser son propos, lauteur prend appui sur la critique de la sémiologie structurale telle quétablie par Jacques Derrida dans sa déconstruction de la distinction entre lécriture et la parole (le logos), ou entre le signifié et son expression matérielle. Cette critique derridienne a remis en cause la prétention dune pensée pure qui serait détachée de ses modes de représentation graphique. En appliquant cette analyse aux publications savantes pour en faire la critique, Masure propose deux études de cas démontrant de quelles façons les pratiques de design graphique peuvent mettre en avant la dimension esthétique de lécriture pour les publications savantes afin den redessiner les contours et de suggérer ainsi de nouvelles configurations pour les pratiques de recherche
Hors du domaine de la publication académique, des artistes et designers pionniers ont hybridé le livre au multimédia, au théâtre ou à linstallation, en lassociant notamment à plusieurs supports afin de proposer des expériences de lecture inédites. Le livre se décline désormais en convoquant un écosystème auquel il participe. Certaines de ces expérimentations ont été éditées et rencontrent ainsi leur public sans la médiation des auteurs. Ces expérimentations questionnent les frontières du livre (Bon, 2011). Est-il permis déchapper au modèle homothétique du livre pour le réinventer dans lespace numérique ? Comment le livre imprimé sert-il de modèle pour ces nouveaux objets éditoriaux ? Quels éléments perdurent dans les nouvelles configurations, et quels sont les traits qui disparaissent ou se transforment ? Autrement dit, en quoi consistent les affordances du livre qui le distingue dautre artéfacts culturels ? En transformant les usages, le design dédition souvre à une philosophie du design dexpérience, où sont mis en question tant les modes décriture que de lecture et de réception au sein de lenvironnement numérique. En interrogeant les relations entre livres imprimés et numériques, Florence Jamet-Pinkiewitz met en évidence cette hybridité des objets éditoriaux dans un milieu en pleine mutation. Entre figures homothétiques et artéfacts incluant des écritures multimodales, lauteure se demande quelles sont les frontières qui définissent ou délimitent le livre. Les livres augmentés ou enrichis quelle examine sont des objets éditoriaux associant livre dart, performance et création animée jusquà ceux accueillant des projections en leur sein ou devenus des dispositifs de réalité augmentée. Ici, le papier et le numérique ne sopposent pas, ils mettent plutôt en relation leurs multiples matérialités et affordances afin de réinventer le livre.
Si les questions soulevées dans ce numéro ne sauraient épuiser le vaste territoire, à la fois théorique et pratique, que façonnent les éditions numériques dans toute leur diversité, elles permettront toutefois den saisir quelques aspects liés plus spécifiquement à une perspective de design. En contexte numérique, sous légide du concept déditorialisation, le design dédition dessine un champ daction qui met en question tant les modes de productions éditoriaux pour les designers, que les modes décriture et de lecture pour les auteurs et les publics. Les enjeux de cette reconfiguration du champ éditorial suscitée par le numérique sont de taille : ce nest rien de moins que la mise en place de nouvelles formes de production des savoirs ou des imaginaires et le devenir des processus de circulation ou de légitimation des connaissances dans lespace public quils soulèvent. Au fur et à mesure que les designers se les approprient, les nouvelles méthodes de design dédition sont donc appelées à jouer un rôle fondamental dans la configuration de lespace numérique actuel et celui de demain. | Collation, illustration : | 8p. | En ligne : | https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2018-2-page-27.htm | Permalink : | https://www.bsad.eu/index.php?lvl=notice_display&id=63243 | Localisation : |
| in Sciences du design > n° 8 [01/11/2018] . - pages 27 à 33
[article]
|